Bêtes sans patrie de Uzodinma Iweala
Ce texte, traduit de l'américain par Alain Mabanckou, est publiée aux Editions de l'Olivier en 2008. Il a fait l'objet d'un article très intéressant que je vous livre ici. J'ai prévu de démarrer bientôt la lecture de ce roman et je ne manquerai pas de vous en parler ensuite...
Article : D'un envers de la littérature
(visible aussi : sur http://homepage.mac.com/chemla/fic_doc/iweala_1.html)
Le roman est
quand même une forme étrange, quoique cette étrangeté ne nous frappe
plus avec autant de force qu'autrefois : ceux qui majoritairement le
consomment habitent sans doute la part la mieux lotie de la planète,
part qui chaque jour se déclare un peu plus repliée sur son aire,
reléguant les autres, en général les pauvres, à distance, dressant des
murs qu'elle souhaiterait infranchissables. Et pourtant, le roman vient
installer l'étrangeté au milieu de la forteresse, rappelant que les
véritables frontières sont d'abord celles de l'intériorité. La mauvaise
conscience vient comme un bélier frapper ces remparts dérisoires.
C'est sans doute dans cet espace improbable qu'a surgi le roman écrit
par le jeune Uzodinma Iweala, après qu'il eut lu dans un magazine un
article consacré aux enfants soldats entraînés dans les combats, là-bas,
en Afrique, alors que lui-même poursuivait ses études aux États Unis.
Il leur consacrera une thèse, à Harvard, puis ce roman, Bêtes sans patrie,
qui connaît un succès notable. Alain Mabanckou l'a traduit, conservant à
ce texte sa puissance d'évocation, et restituant sa violence parfois
insoutenable. On sait que le sujet a déjà été exigeant : Ahmadou
Kourouma, Emmanuel Dongala, Tierno Monenembo, par exemple, se sont
attelés à cette tâche paradoxale de tenter de faire parler le tueur,
serrer au plus près l'inconcevable et l'innommable mêmes. On sait que la
littérature trouve ainsi son essor, les romans du bonheur étant
considérés comme d'un intérêt plutôt mineur. Le roman se complait dans
les logiques déraisonnables que font jongler le mal, et le lecteur s'en
repaît. Comme il se satisfait, généralement, des hommages que le vice
rend à la vertu. Mais, on le sait, même inscrit dans un circuit
économique de la consommation de masse, le roman lui échappe, en
biaisant avec cette jouissance à la fois programmée et déconstruite
qu'il déclenche chez son lecteur. Les fêtes sanglantes célébrées par le
marquis de Sade disent malgré leur auteur cet envers des Lumières bien
pensantes, et génératrices d'idéologies consensuelles. Cette littérature
vaut ainsi par sa mise en perspective du retournement de la raison,
barbotant dans la fange. Dans un essai remarquable paru récemment chez
Jacqueline Chambon, La Marche rouge, Marion Sigault explore la
part de l'ombre des Lumières, et particulièrement le sort infligé aux
plus vulnérables de la société d'ancien régime, les enfants des pauvres.
Ce n'est pas tant la question morale – quelle valeur aurait le sursaut
éthique, si longtemps après, sinon une bonne conscience à bien peu de
frais, ou bien une suspecte apologie de l'ordre moral ? – mais les
traces de projets de société de ce qui n'était pas encore l'économie
libérale qui retiennent particulièrement l'attention. Détacher l'enfant
de ses proches, le violer, le détruire psychiquement, puis en faire un
soldat, qui méprise sa propre vie, tel est bien un des aspects de cette
brutalité qui culmine dans les guerres coloniales de la fin du 19ème
siècle, puis dans les conflits qui jalonnent épouvantablement le 20ème.
Dans Soldats perdus, paru en 2006 chez Bayard, Hélène Erlingsen
avait montré combien cette réalité perdurait encore lors des guerres de
"décolonisation".
Uzondinma Iweala a écrit un roman qui plonge le lecteur dans cette
pénombre où s'agite la Bête. C'est le jeune Agu qui parle. Il a entre 9
et 12 ans, sans doute. Il a été capturé par un enfant muet, qui ne
s'exprime que par dessins, Strika. Il a vu son père mitraillé. Sa mère
et sa sœur ont été emportées dans des camions de l'ONU. Il souhaite sans
cesse être un des préférés du Commandant, sauf quand ce dernier le
viole. Il parle, il raconte, en douze séquence, les souvenirs d'avant,
la vie dans le camp, les mythes fondateurs, ceux de son village, celui
que tente d'imposer le Commandant, son premier meurtre, les autres, les
viols, la boucherie quotidienne dans ce pays qui n'est lui-même plus
"qu'un morceau de viande qu'ils peuvent découper avec un couteau".
Iweala avait choisi d'adapter dans les mots d'Agu un pidgin mêlé de
parlers nigérians, et le résultat était un "rotten english". Alain
Mabanckou a adapté le texte dans une langue qui mime l'imperfection,
mais qui dit surtout la force du retrait dans l'inhumain : "Mon ventre
ça commence à se serrer de plus en plus à cause que je suis couché là et
je me dis dans moi-même je veux pas voir toutes ces tueries, mais je
sais aussi que je peux pas laisser mon père tout seul et m'enfuir sinon
les hommes aux village ils vont me moquer". Les défaillances à la norme
courante qui balisent le texte, lui confèrent un rythme lancinant : "un
tout petit minimum d'homme", "tuer sans pauser", "Lietnant",
"minitaire", "grade à vous", "un dur en cuir"… confirment l'inquiétude
du lecteur.
Le mot précis manque souvent, mais Agu ajuste celui qui sonne vrai :
"J'aimais beaucoup l'école, je pensais dans moi-même que je vais
toujours y aller jusqu'à quand la guerre a foiré les choses". Le
vocabulaire subit la même mise en pièce que les êtres et les paysages,
et dans ces pataquès enfantins, le traducteur fait entendre le lapsus
généralisé de cette histoire, son horreur indicible, proprement. "Je
prie vers Dieu, supplie Agu, alors qu'il est drogué et se dirige vers un
meurtre superlatif, mais les mots, ils vont vers le Diable".
La parole d'Agu prend à chaque avancée de la phrase l'allure d'une
tentative désespérée de se démarquer de ce qui est et de ce qu'il
devient, en faisant entendre sa voix à la fois nuancée et fragile, mais
qui n'occulte pas l'insoutenable réalité de l'action, jusque dans les
hurlements. Il s'arrête aussi sur le spectacle du monde et de la nature,
les arbres, dont il aimerait bien connaître les noms, comme sur ses
propres hantises, et ses propres sensations. C'est du côté de la
nourriture que les notations semblent les plus fréquentes : recherche
éperdue, régime militaire, razzias, faim extrême, ponctuent l'existence,
réduite au plus élémentaire, manger et déféquer. "J'ai tellement mal au
ventre que ça me fait vomir et chier. J'ai tellement faim que je peux
manger ma peau minimètre par minimètre si ça ne me fait pas saigner
jusqu'à la mort. J'ai tellement faim que j'ai envie de mourir or si je
meurs je serai mort". Certes, la guerre a bien tout foiré… La figure du
Commandant, hurlante de perversité, n'est pas en reste, dans cette
dévoration généralisée. Tel un démon sorti de l'envers d'un mythe
fondateur, il absorbe le monde : "Quand le Commandant respire
profondément il avale presque toute l'ombre de la pièce on dirait c'est
de la nourriture". Ce monde que traverse Agu depuis la destruction du
village et de ses relations familiales et de voisinage, tout ce qui en
constituait l'humanité s'est défait. Il suinte désormais des
éclaboussures des massacres et des déjections, hanté de Sorcières, de
femmes meurtrières, et même la mal nommée Ville des Ressources
Abondantes, il la perçoit comme lieu du néant : "on dirait c'est la
ville où habite la Mort".
C'est justement depuis ce point aveugle que se déploient la plupart des
mythes qui racontent une conquête initiale. Dans un présent qui semble
araser la vague du temps, l'existence se minimise dans un glissement
erratique : "Le temps passe. Il ne passe pas. Le jour devient la nuit.
La nuit devient le jour. (…)Il fait nuit. Il fait jour. La lumière. Le
noir. Il fait trop froid. Il pleut. Y a trop de rayons de soleil. C'est
trop sec. C'est trop humide". Les repères s'estompent insensiblement,
jusqu'à une dernière marche, une fois la défaite consommée, le
Commandant éliminé, et Strika mort d'épuisement. La puissance ne tenait
qu'à la force de la parole du chef. Agu est désormais seul, comme le
dernier enfant. Et c'est une femme qui le prend en charge, dans un
épilogue à la fois rayonnant, et réparateur mais qui résonne aussi comme
la marque de l'inaccompli, et de l'impossible réparation. C'est un
éclat de la réalité qui revient briller à sa conscience, et qui refonde
le récit, défaisant ce qui aurait pu devenir le mythe fondateur d'un
groupe, d'une communauté, d'un État. Cette histoire que le lecteur a
tenue entre ses mains, Agu est en train de la raconter, avec ce qui lui
reste de mots, qui sont autant d'échardes qui incisent la peau de
l'écoutante. En citant nommément Le Voyage au bout de la nuit dès les
premiers mots du texte, Alain Mabanckou signale ainsi de manière
décisive la littérarité du livre.
Il ne s'agit pas ici d'un témoignage, mais bien d'une œuvre littéraire,
qui répond à des codes, qu'elle déconstruit néanmoins. Elle participe de
cette vaste remise en cause de l'esthétique académique,
s'affranchissant de règles, en reconstruisant d'autres. Il s'agit de
serrer au plus près, dans une mimesis qui ne dit pas son nom, la réalité
d'une prise de parole, qui a ceci d'improbable que l'on sait par
ailleurs qu'elle peine à se défaire des stéréotypes. Le témoignage
d'enfants soldats, par exemple celui de Yussef Bazzi, Yasser Arafat m'a regardé et m'a souri. Journal d'un combattant,
(traduit de l'arabe (Liban) par Mathias Énard, Paris, Verticales phase
deux, 2007) a ceci d'insupportable qu'il est plongé dans le cliché, et
dans une langue qui paraît contrefaite, et dans ce témoignage-ci,
particulièrement, qu'il n'a pas un mot pour les victimes, abattues
froidement, presque par jeu. Le récit lui-même devient procédé de mise
en scène auto justificatrice. Iweala se détourne à la fois de cette
littérature trompeuse, comme du fade souci de traduction propre à
assouvir les désirs de consommation littéraire. Dans cet écart, c'est
bien la charge humaniste qui se déplie, même si ce dernier mot paraît
bien désuet, et peu à même, dans ces temps si terribles pour les plus
pauvres et les plus vulnérables, de dire l'essentiel de ce qu'il
faudrait se décider à espérer. Richard Morgiève, dans Legarçon,
paru en 1997 chez Calmann-Lévy, avait approché de très près, lui aussi,
le dire de cette vulnérabilité. Dans ce siècle où l'apologie de la
violence et de la cruauté est imposée par tant de réalités guerrières
mais aussi sur tant de supports, affiches couvrant les murs des villes,
cinéma, télévision, littérature, aussi, le roman d'Iweala et la
traduction si juste qu'en donne Alain Mabanckou, raconte en creux le
revers inhumain que toute littérature policée fait mine de ne pas
pouvoir prendre en charge. En donnant à entendre aussi distinctement la
parole de cet enfant de fiction, ils nous rappellent surtout combien la
littérature demeure une entreprise nécessaire et risquée : celle du
déplacement des évidences. Si elle ne s'empare pas de ce projet, alors
elle court le risque de succomber à une tentation factice, celle du
fétichisme.